POUPÉE DE SON

« Personne par la guerre, ne devient grand. » Jean JAURES

A tous les enfants, à tous les villages qui souffrent ou qui ont souffert de la bêtise des hommes.

Le bout des oreilles en feu, le nez rouge et perlé, les mains au fond des poches, les bras serrés contre le corps, je me dépêchais de rejoindre mon véhicule.

Aujourd’hui, veille de Noël, les rues de Crest étaient fièrement illuminées. Et, malgré le froid cuisant, malgré l’appel répété des papas et des mamans, des enfants hypnotisés s’éternisaient devant des vitrines de jouets qui semblaient les appeler par leur abondance de couleurs et de cadeaux.

Il y a soixante-dix-sept ans maintenant, c’était aussi la veille de Noël, mais, les rues de la petite commune de Saoû étaient noires comme une nuit sans lune.

En dépit des mauvais jours que vivait son pays, une innocente petite fille d’à peine cinq printemps, attendait son cadeau. Une simple pomme bien luisante ou quelques petits carrés de chocolat pliés dans du papier d’argent auraient suffi pour marquer l’occasion et afficher son sourire.

Pourtant, cette année, en cachette, à la lueur de la chandelle, maman avait confectionné quelque chose de particulier pour sa tendre petite dernière.

Une vieille chemise paternelle élimée en toile jaunâtre, sacrifiée pour la cause, des restes de laine écrue, du son de seigle pas trop fin et trois boutons de nacre, le tout harmonieusement assemblé par l’amour d’une mère, et voilà la plus chère des poupées.

Quatre bougies allumées éclairant de leur halo vacillant une minuscule paire de chaussures trop remplies, c’est ce que deux jeunes yeux encore lourds de sommeil découvraient tôt ce matin de Noël 1943…

Mais, quelques mois plus tard !

Vers 13 h30, ce 30 juin 1944, le vrombissement assourdissant des moteurs d’un Stuka venait déranger la quiétude du village presque assoupi sous le soleil.

Bien que les cœurs commençaient à se remplir d’espoir depuis le débarquement des alliés en Normandie, tant que des Allemands nerveux rôdaient dans les parages, personne ne se sentait vraiment tranquille.

Alors, contre toute mauvaise éventualité, on était toujours prêt à rejoindre les bois des Travers le plus proche pour se mettre à couvert. Un sac ou une valise d’urgence près du lit, les sens toujours en éveil, depuis quelques mois maintenant, des papas et des mamans accumulaient de longues nuits presque blanches.

(Or à 13h40 ce 30 juin 1944 ; cela faisait dix minutes que les enfants étaient entrés en classe. Un bruit infernal retentit. Pas le temps de donner l’alerte : les premières bombes tombaient déjà sur le village.

(Neuf avions allemands en piqué lâchaient leurs charges, 19 bombes de 250 kg, sur tous les quartiers de Saoû et poursuivaient les fuyards de leurs rafales de mitrailleuses. Les instituteurs faisaient cacher les enfants dans le lit encaissé de Vèbre tandis que les habitants descendaient en hâte dans leur cave, tentaient de gagner la campagne ou l’immense forêt voisine. Lorsque le massacre cessa, le village était en feu, des quartiers étaient entièrement écroulés (une centaine de maisons détruites ou endommagées, dont l’école, la mairie, le bureau de poste), les rues étaient obstruées de pierres et de gravats, on relevait dix-huit blessés et quinze morts : Ce village de 610 habitants, où l’activité résistante était très développée, venait de subir de terribles représailles, ce bombardement allemand étant le plus meurtrier du département. La plupart des habitants avait perdu tout ce qu’ils possédaient, y compris leurs vêtements et leurs objets usuels.) Merci à Robert SERRE.

A peine arrivée sous les premières frondaisons, la petite fille se mit à crier :

« Ma poupée, ma poupée, ils vont tuer aussi ma poupée. »

Dans la précipitation, le jouet tant chéri, qui ne la quittait plus désormais, était resté dans sa chambre.

Or, la maison, sa maison, on la voyait du bois de chênes tordus et de sumacs fustets, presque au pied des Travers. Elle semblait là, à deux pas. Malgré les hurlements de rappel de la mère, pour la dernière arrivée dans la famille, le plus courageux des grands frères ne pouvait supporter plus longtemps ni la détresse ni les pleurs. Pour elle, il brava tous les dangers.

Les horribles bombardiers légers aussitôt disparus du ciel assombri de poussière, les sauveteurs empressés commencèrent leur triste besogne, dans les décombres encore fumants du village.

En retournant des gravats, ils retrouvèrent, parmi des morceaux de laine écrue et des résidus de son de seigle pas très fin, un chiffon ensanglanté qu’ils ne purent identifier.

C’était les restes étranges d’une chemise usée où les trois boutons de nacre ne correspondaient à aucune boutonnière.

Désormais, derrière des lunettes embuées, les matins de Noël, quand elle regarde jouer ses petites filles à la poupée, une gentille grand-mère ne peut s’empêcher de laisser rouler deux grosses larmes le long de ses joues devenues trop claires.

Pour ne pas oublier…