UN AMI TROP BAVARD

Un conte d’Alain Landy

 

https://monperroquet.com/les-corbeaux-peuvent-ils-mieux-parler-que-les-perroquets/

« Les manœuvres inconscientes d’une âme pure sont encore plus singulières que les combinaisons du vice.”Raymond RADIGUET

Il y a quelques décennies, dans un village près de Saoû, la mère Nini avait un corbeau apprivoisé qui aimait répéter de sa voix nasillarde à tous les visiteurs qui s’approchaient de lui : « Alors, comment vas-tu ! ». Tombé du nid, elle l’avait élevé comme une mère poule. Grande amatrice de fables, contes et légendes, elle lui avait donné le nom de Tiécelin (comme le corbeau du Roman de Renart).

Mais son savoir ne s’arrêtait pas là : le savant volatile était aussi capable de répondre « Moi ça va bien… et toi ? » si son interlocuteur le précédait dans les politesses.

Le Tiécelin de notre mamie n’était peut-être pas aussi doué qu’Alex (un autre oiseau imitateur), le fameux perroquet gris du Gabon qui utilisait une centaine de mots sans les répéter et savait distinguer les couleurs, les formes et les matériaux mais lui et sa maîtresse se comprenaient à demi-mot et même, le plus souvent, sans mot du tout. Il ne figurerait peut-être jamais sur un livre de records mais il serait là, pour toujours, dans le cœur de la vieille dame.

Depuis le décès de son « Homme », ce corbeau était devenu son compagnon de solitude et leurs messages intimes réduits à quelques phrases sibyllines dépassaient assurément l’entendement du novice.

Or, un matin, plus de corbeau dans la maison de la mère Nini. Son volubile compagnon avait disparu avec sa cage : gîte qui n’avait rien d’une prison puisque sa porte restait toujours ouverte.

Puisque la cage s’était envolée elle aussi, son cher oiseau n’était donc pas parti à la recherche d’une amourette de son espèce.Et puis, à son âge, pensait-il encore à ce genre de galipettes ?

L’émotion fit couler deux larmes nonchalantes le long des joues ridées de la vieille dame. Pas de doute possible : un malfaisant ou une malfaisante lui avait volé Tiécelin, son animal de compagnie.

La brave femme fit le tour du quartier, alla de commerce en commerce, frappa à toutes les portes, demanda à toutes ses commères. En désespoir de cause, elle se rendit même à la gendarmerie de Bourdeaux. Malheureusement, toutes ces recherches n’aboutirent à rien.

Il fallait qu’elle se fasse une raison, malgré la bonne volonté de tous : Tiécelin restait introuvable.

Quelques mois plus tard, après une interminable saison hivernale, un samedi matin, alors que la mère Nini se rendait à l’épicerie du village de Saoû, elle rencontra Joseph, ou plus simplement Pti Jo, l’un de ses anciens amoureux. Ils avaient tous les deux fréquenté le Collège de Crest. Et c’est d’ailleurs à l’intérieur des murs de cet établissement scolaire, que le cœur de Pti Jo s’était pour la première fois enflammé pour la belle Nicole (que tout le monde ici appelait Nini).

La fillette appréciait ce gentil garçon mais elle le trouva toujours trop petit pour elle. Pour simplifier : il ne lui avait jamais paru « à la hauteur » !

Joseph n’était toujours pas assez ci, pas assez ça et plus tard, à l’heure des épousailles, elle préféra Marcel (qui lui avait toujours paru beaucoup plus grand en tout), pour l’accompagner à sa cérémonie de mariage dans l’église Notre Dame. (Mal lui en prit car, Marcel la trompa rapidement : son cœur était peut-être lui aussi trop grand pour une seule femme ?)

Bien qu’il eût quelques aventures éphémères, Pti Jo ne porta, ni ne fit jamais porter, d’alliance à quiconque. Il resta vieux garçon.

Ce matin-là, on ne sait pour quelle raison, (les voies du Seigneur ne sont-elles pas impénétrables ?), La mère Nini accepta l’invitation de son ancien copain d’école Pti Jo. Ils allaient partager chez lui une pogne de Roman, un chocolat chaud et quelques souvenirs lointains.

Lorsqu’elle arriva toute pimpante chez son ancien soupirant, la porte était ouverte. Joseph s’affairait devant la cuisinière à gaz.La table apprêtée et la maison propre comme un sou neuf n’attendaient que notre grand-mère,belle et parfumée comme la lavande de nos Travers.

Lorsque Nini passa sa tête à l’intérieur et qu’elle aperçut Jo à la manœuvre, elle le fit se retourner et presque sursauter en le saluant d’un « Alors, comment vas-tu ! » bref mais tonique.

Et c’est là qu’elle entendit une voix nasillarde venant de la pièce à coté qui lui répondait toute joyeuse : « Moi, ça va bien…et toi ? ».

Personne ne sut jamais vraiment comment notre savant corbeau était parvenu jusque-là.

Mais, ce qui est certain, c’est que le véritable amour est patient et qu’il peut parfois utiliser les plus machiavéliques machinations pour arriver à ses fins.

La mère Nini et son ami Pti Jo sont désormais réunis pour toujours au Paradis : leur place avait été, semble-t-il, réservée par un certain Cupidon.

Par la suite, Tiécelin vécut certainement des jours heureux, mais, lui non plus n’est plus là pour nous en dire plus.

A vous de l’imaginer !

Bonne journée.