PIERRE, L’ENFANT-OURS DE LA FORÊT DE SAOÛ
« Les contes de fées se terminent souvent par un mariage… ils ne disent jamais la suite. » Jacques SALOMÉ
A la fin du 19ème siècle et peut être même au-delà, il y avait encore de nombreux ours dans la forêt
de Saoû.
En hiver, le soir, devant la cheminée, les grands parents racontaient alors des contes à leurs petits
enfants pour qu’ils soient plus éveillés et surtout plus prudents. Et ces contes parlaient parfois de ces
étranges animaux qui se déplaçaient et qui réagissaient souvent comme les humains.
Il était une fois, au temps des châteaux forts, une jeune mariée qui était allée dans la forêt de Saoû
pour ramasser du bois à fagoter. Un ours qui l’avait suivi se jeta sur elle et l’emporta dans son
repaire. Il prit soin d’elle comme de sa propre femelle et, quelques mois plus tard, elle accouchait
d’un fils moitié ours moitié humain qu’elle appela Pierre. Heureusement, la nature généreuse avait
donné la beauté de la mère et la force du père au fruit de ces amours particulières.
Bien qu’il les tînt prisonniers dans une grotte, l’imposant animal leur apportait tous les jours à
manger et à boire et, la nuit, il les laissait se blottir contre lui pour qu’ils n’aient pas trop froid.
Quand Pierre eut cinq ans, sa maman lui demanda d’essayer de dégager l’énorme roche qui fermait
la caverne. Mais l’enfant n’était pas encore assez vigoureux. La grosse pierre ne bougea pas d’un
pouce.
Lorsqu’il eut dix ans, sa mère lui expliqua :
« Cet ours n’est pas ton père. Désormais tu dois être assez fort pour pousser le gros caillou, pour que
nous puissions nous enfuir. »
Le lendemain, pendant l’absence de l’ours, Pierre très motivé, put enfin faire rouler la roche et
s’enfuir avec sa mère.
En prenant mille précautions, ils arrivèrent à minuit chez le mari.
La maman de Pierre frappa vigoureusement à la porte :
« Ouvre vite mon homme, cria-t-elle, c’est moi, ton épouse ! »
Sur le pas de la porte de sa chaumière, le mari fut très surpris de revoir sa femme qu’il croyait morte.
Ne l’avait-il pas cherchée seul ou avec les gens du village durant d’interminables journées ?
Elle lui expliqua rapidement :
« Il m’est arrivé une aventure terrible : j’ai été enlevée par un ours de la forêt de Saoû pendant que je
fagotais et voici ton enfant que je portais alors. Je l’ai appelé Pierre pour ne pas oublier celle qui nous
emprisonnait au font de cette maudite cavité »
Dès le lendemain, ils envoyèrent l’enfant à l’école. Il était d’une force extraordinaire et cela effrayait
tous ses camarades. Même le maître en avait parfois peur.
Quand Pierre eut quinze ans, il fut placé chez le forgeron du village de Soyans. Grace à sa robustesse
et à sa persévérance, il devint un bon maréchal-ferrant. Son maître était très satisfait de son travail. Il
maniait le marteau sur l’enclume avec dextérité et facilité.
Le temps passa puis, un jour, Pierre qui avait terminé son apprentissage et qui voulait « voir du pays
» demanda au forgeron du fer pour se forger une canne.
« Prends ce qu’il te faut mon Pierre, tu l’as bien mérité » lui dit son maître.
La solide canne terminée, le jeune homme ours dit alors adieu au forgeron et partit sur le chemin du
défilé du Pertuis.
Après avoir marché quelques heures, il aperçut un beau château. Sur le portail il lut « Castel de Lastic
». Il frappa, il appela, mais personne ne lui répondit. La magnifique demeure semblait inoccupée. Il y
pénétra.
Dans l’une des plus grandes salles, il trouva une table majestueusement servie, il s’y assit et mangea
de bon appétit.
Pierre allait s’assoupir, quand tout à coup, il vit entrer un géant. (Fameux géant de la forêt de Saoû
dont nous avons déjà parlé auparavant)
« Qui es-tu et que fais-tu chez moi ? » lui demanda le géant en s’approchant rapidement, un énorme
gourdin à la main.
Avant même de prendre le temps de répondre, le jeune homme ours avait tué le géant d’un violent
coup de sa canne en fer. L’instinct de l’animal avait pris rapidement le dessus.
Pierre l’enterra sans cérémonie près d’une tour du manoir. Puis, intrigué et toujours sur ses gardes, il
se mit à visiter le château de Lastic de fond en comble. Comme il tapait le plancher avec sa canne, le
parquet sonna le creux : il voulut en savoir la cause. Il frappa de toutes ses forces, cassa les planches
et découvrit un grand trou. Dans les communs, il alla quérir une échelle en bois et descendit. Il
aperçut alors un sombre cachot où était maintenue prisonnière une jeune femme. C’était une belle
princesse que le cruel géant retenait en otage.
L’homme ours pénétra dans la cellule de la princesse et la libéra. Pour le remercier, elle lui fit présent
d’une petite boule de bronze ornée de perles, de diamants et d’émeraudes.
Pierre tomba aussitôt follement amoureux de la belle damoiselle.
Tout en lui relatant son aventure avec son ignoble geôlier, Pierre se remit à voyager avec la
princesse.
Après avoir passé le pas de Lauzun, ils arrivèrent dans le pays du seigneur de Crest : le père de sa
nouvelle protégée.
Pour ne pas s’éloigner de la belle, il entra comme compagnon chez le forgeron du château de Crest.
Le matin suivant, le seigneur fit appeler le forgeron et lui commanda :
« Pour fêter dimanche prochain le retour de ma fille chérie, il faut que tu me réalises une magnifique
boule dont voici le modèle. Je te fournirai tous les constituants et je te donnerai une belle somme en
or sonnante et trébuchante pour ta peine. Mais, si dans ce tel temps la boule n’est pas prête, alors je
te ferai mettre à mort et tu finiras pendu au donjon de mon castel : l’impressionnante tour de Crest.»
L’artisan affolé se confia à son employé qui lui répondit aussitôt :
« Soyez tranquille mon maître, j’en fait mon affaire. »
Toutefois le terme approchait, nous étions déjà samedi et Pierre n’avait pas encore commencé à
confectionner la fameuse boule. Comme s’il était inconscient, il s’attardait à table avec son maître.
« La boule commandée par le seigneur pour sa fille ne sera jamais prête demain, gémissait le
forgeron affligé en le voyant si détendu.
– Mon maître, pour nous égayer, allez donc encore en cave tirer un broc de ce délectable vin de
Provence. »
Pendant que le forgeron était dans son cellier, l’homme ours tira de sa poche la belle boule
agrémentée de joyaux que lui avaient donnée la princesse lors de sa libération : la méchante besogne
était ainsi achevée.
Le forgeron courut aussitôt porter la boule majestueuse au seigneur de Crest.
« Est-elle bien comme vous la vouliez monseigneur ? lui dit-il en s’inclinant bien bassement.
– Elle me parait plus belle encore, » répondit le maître des lieux.
Il fit compter au forgeron les pièces d’or promises et alla montrer la sublime boule décorée à sa fille.
Dans son for intérieur, celle-ci pensa :
« C’est la boule que j’ai donnée au beau jeune homme qui m’a délivrée de l’horrible géant du
château de Lastic. »
Elle en avertit aussitôt son père. Il envoya immédiatement deux de ses gardes pour aller chercher
Pierre. Le seigneur le salua, et après force compliments, force remerciements, il lui proposa sa fille en
mariage.
On fit parait-il grandes noces trois mois durant. Tous les habitants de Crest et de la seigneurie furent
invités.
Pierre devint le mari le plus gentil et le plus doux de tout le domaine de son beau-père.
L’amour l’avait changé.
Même si l’on dit que « le naturel chassé revient au galop », le véritable amour ne peut-il pas
endormir définitivement la vilaine bête qui sommeille au fond de chacun d’entre nous ?
Pendant de nombreuses années les habitants de toute notre région drômoise se souvinrent de cet
enfant ours. Ils se transmirent cette histoire de génération en génération. Et ce sont leurs
descendants qui me l’ont racontée dans mon enfance lorsque mon papa était receveur des PTT dans
notre beau village de Saoû.
Bonne journée à vous